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COMICSOLOGIE
26 mars 2011

Scott Pilgrim, tome 5 - VS. The Universe.

Scott_lifeDans le petit monde des comics, le cas Scott Pilgrim pourrait passer pour une véritable énigme insoluble. Combien de titres en creator-owned, publiés par une maison d'édition des plus indépendantes (Oni Press), aux dessins relativement sommaires et qui plus est la plupart du temps en noir et blanc peuvent se targuer d'être devenus aussi cultes que celui-ci (ou même, cultes tout courts) ? La réponse est simple : aucun. Avec son amas de références pour geeks nostalgiques du 16-bit, ses références directes à la culture nippone, et ses histoires plus composées de dialogues que d'action, le tout enrobé dans des emprunts à la sous-culture Internet, la série aurait pu être une de ces séries lues par quelques snobinards persuadés d'avoir trouvé la nouvelle sensation hype, avant de finalement sombrer dans l'oubli total quelques années (au mieux), voir quelques mois (au pire) plus tard. Et pourtant, Scott Pilgrim a engendré non seulement 5 tomes de plus, un chef-d'oeuvre signé Edgar Wright, plusieurs produits dérivés (figurines, t-shirts, disques), l'approbation de figures respectées de la culture geek (à l'époque de la sortie du premier tome, Joss Whedon scandait qu'il "lui fallait plus de Scott Pilgrim, et maintenant !"; tandis que quelques semaines avant la sortie du film, Kevin Smith, qui avait eu le privilège de le voir, en parlait avec les yeux qui brillent) et ce commentaire désormais passé à la postérité d'un rédacteur du célèbre site Ain't It Cool News : "Scott Pilgrim est l'une des meilleures choses qui soient arrivés à la BD durant ce millénaire". Sans parler d'articles tout aussi élogieux dans des magazines ou journaux moins spécialisés, une pluie de récompenses (dont les fameux Eisner Awards) et; de manière plus populaire, la création d'un nouveau style (suis-je le seul à avoir déjà vu traîner des sosies de Ramona dans certaines villes ?). Plus qu'un culte, Scott Pilgrim est devenu, à l'image d'oeuvres majeures antérieures (Star Wars, Le Seigneur Des Anneaux, Star Trek, Buffy) une véritable sous-culture à lui seul, un univers riche que des millions de fans à travers le monde font vivre.
En vérité, rien d'énigmatique là-dedans si l'on prend en compte un ingrédient, un petit plus que bon nombre de comics oublient (et encore plus les titres pour snobinards dont j'ai parlé plus haut, et qui n'existent que pour le plaisir que les auteurs retirent à se tripoter leur culture devant tout le monde) : l' EMOTION, bordel de merde ! Comme l'a si bien dit un journaliste de Publishers Weekly : "Scott Pilgrim CAPTURE l'énergie de toute une génération". Comprenez qu'il ne s'agit pas simplement de dresser un portrait d'une génération via une pluie de références, mais bien d'en saisir la subsantifique moëlle pour la retranscrire en termes narratifs et visuels. Une chose qui n'est possible qu'en apportant à l'oeuvre concernée des couilles, des tripes, de la matière grise et surtout, surtout, du coeur. Une note d'intention confirmée par cet excellent tome 5.

Scott_universeAu début de ce nouveau tome, Scott file toujours le parfait amour avec Ramona. Son groupe continue d'enregistrer, il est toujours en contact avec son ancien coloc Wallace...mis à part le fait que Knives continue à le coller, tout va donc pour le mieux dans le meilleur des mondes. Du moins, en apparence, puisque l'on décèle dès les premières cases plusieurs débuts de tensions. Et rapidement, suite à l'apparition de ses nouveaux adversaires envoyés par Gideon, tout va basculer d'une façon assez violente. La suspicion et les non-dits commencent à plomber le couple Scott / Ramona, Sex Bob-Omb est au bord de l'implosion, Stephen et Julie se séparent à nouveaux, Scott se met à voler des bouteilles d'alcool et ses discussions avec Stephen menacent souvent de dégénérer ("Scott, ensemble, on parle du groupe, et rien que du groupe, c'est compris ?!"). Ajoutez à cela Knives qui annonce à Ramona que Scott est sorti avec les deux en même temps et le jeune Neil qui se retrouve littéralement abandonné par ses amis, et vous obtenez une situation explosive et d'une noirceur que la série n'avait pas encore connu.
Bon, jusqu'ici, d'un strict point de vue narratif, on pourrait croire à première vue qu'il n'y a rien d'original : après tout, Scott Pilgrim n'est pas la première série où tout se barre en couilles dès l'irruption d'un élément perturbateur (ou, dans le cas présent, deux éléments : les jumeaux Katayanagi). Certes, mais là où le récit va se montrer bien plus intéressant, c'est justement via dans un premier temps la caractérisation, puis l'utilisation, des jumeaux Katayanagi. Premièrement, ces deux-là sont des caricatures ambulantes de héros de mangas. Le plus gros de cette caricature tient dans le fait qu'ils ne sortent jamais sans leurs robots au look pas possible (de belles caricatures eux aussi) afin de défier Scott, tout en restant très calmes et polis (deux caractéristiques mondialement connus de la société nippone). Et ces jumeaux interviennent toujours à des moments si ce n'est cruciaux, mais au moins importants pour le couple Scott / Ramona, le détournant forcément de ce qu'il était en train de faire avec elle. Et c'est ainsi que Scott se retrouve à se battre avec des tas de ferrailles sous le regard moqueur des jumeaux et dans une indifférence souvent complète (après sa première victoire, lors d'une fête, Scott est juste applaudi mollement et poliment), pour finalement s'étonner systématiquement de ne pas les voir se transfomer en tas de pièces (ce qui rend les jumeaux encore un peu plus moqueurs). Et pendant ce temps-là, pendant que Scott perd son temps à cogner des robots, Ramona discute de son petit ami et de son comportement avec Kim; ou, pire, apprend de la bouche de Knives l'infidélité de Scott.
Dans un même ordre d'idées, c'est à cause de cet accapparement de Scott par les jumeaux que bon nombre de problèmes annexes vont lui tomber dessus. Obsédé par ses problèmes avec Ramona, Scott ne peut notemment plus penser correctement au groupe (qui se retrouve à faire une répétition au résultat minable). De plus, lorsque le groupe obtient une nouvelle date, Scott se rend compte qu'il s'agit d'un piège, et le voilà une fois de plus en train de taper sur un robot, pendant que les jumeaux ricanent. A partir de là, inutile de dire que les peines du jeune Neil et de Knives sont les cadets de ses soucis, quand bien même ceux-ci peuvent aussi avoir une incidence sur sa vie.  A cause des jumeaux Katayanagi, Scott se retrouve donc isolé, englué dans un beau merdier.
Je le répète pour ceux qui n'auraient pas suivi, ces jumeaux sont des caricatures de héros de manga voir même, en étendant un peu la réflexion, de la culture nippone, et donc, par extension, d'une bonne partie de ce qui constitue la culture geek. Et donc, la culture et les références de Scott (et du lecteur, évidemment). Dans le premier tome, cette culture était vu comme libératrice : elle permettait à Scott de rencontrer Ramona, de vaincre Mathew Pattel, de se faire acclamer du public avec son groupe, etc...Au fil des tomes, cette culture a de plus en plus été remise en question (mais jamais reniée, attention) : déjà, dès le second tome, Scott devait ruser pour vaincre Lucas Lee là où invoquer basiquement sa culture avait suffi à anéantir Pattel. Pour vaincre Todd Ingram, il lui avait encore fallu ruser tout en prenant en compte les informations sur son adversaire que lui avait apportée Ramona. Pour vaincre Roxy, la culture de Scott devenait un élément quasi-mineur (mais toujours présent), une grande partie de la victoire reposant sur la relation qu'il noue avec Ramona : ce n'était qu'après avoir pleinement accepté Ramona, ce qu'elle est et son passif (incluant Roxy, donc) qu'il pouvait enfin vaincre son adversaire. Dans le cas des Katayanagi, sa culture est emprisonnante : face à ces adversaires, figures-sommes de tout ce qui compose sa culture, Scott se retrouve désamparé. Pour les vaincre, il faudra qu'il reprenne confiance en Ramona. Sa culture, devenue handicapante, est donc la source de ses problèmes, à force d'être trop citée (et du même coup, Bryan Lee O'Malley remet en question sa propre série). Sa relation avec Ramona est la clef de la victoire. Scott a désormais une nouvelle passion, bien plus libératrice et source de pouvoir que sa culture et ses références : son amour pour Ramona ! Mais pour autant, O'Malley ne retourne pas sa veste (ATTENTION SPOILER) : la disparition subite de Ramona prouve que l'amour que Scott lui porte n'est pas suffisant pour qu'il la garde. Cette disparition ajoutée à des références au jeu vidéo toujours constantes dans les dernières pages tendent à montrer qu'avant même d'accepter ses références, avant même d'accepter Ramona, Scott va devoir finir son épopée en s'acceptant lui-même (ouais, bon, ok, j'anticipe un peu parce que j'ai vu le film...d'ailleurs, le film sera bientôt chroniqué sur ce blog, en même temps que le tome 6, histoire de pouvoir rédiger la critique définitive de cette oeuvre magistrale).
Car après tout, Scott n'est-il pas un pèlerin (pilgrim = pèlerin en anglais) ? Sauf que Scott ne cherche pas une révélation spirituelle, il cherche à donner avant tout un sens à sa vie (ce qui, d'un certain point de vue, n'est ni plus ni moins qu'une révélation spirituelle, mais débarassée de tous ses oripeaux religieux). Une chose qui ne sera possible qu'une fois qu'il aura utilisé ses références avec assez de compréhension et d'intelligence pour les transcender et atteindre un niveau supérieur. Mais là, je m'avance sur la chronique du tome 6. Passons, donc.

Pour en revenir à la grande problématique de cette chronique (saisir l'essence d'une génération pour la retranscrire en termes narratifs et visuels), comment s'y prend O'Malley ? Tout "simplement" (guillemets obligatoires, peu d'auteurs arriveraient à faire ce qu'il fait) en mêlant étroitement les problématiques de la forme et du fond. Pour mieux comprendre : Scott Pilgrim est une oeuvre référentielle, certes. Mais à l'inverse de bon nombres d'oeuvres référentielles, Scott Pilgrim ne scinde pas les deux (la forme et le fond) sur deux lignes narratives différentes, ce que font 99% des oeuvres référentielles (ce qui n'empêche pas de pouvoir se retrouver face à des oeuvres de grande qualité). Dans ces oeuvres, la forme (citer à tout-va d'autres oeuvres dans un grand élan post-moderne) peut certes avoir une influence sur le fond (raconter l'histoire potentiellement émouvante d'un nombre de personnages donnés), et vice-versa; mais les deux n'entrent que très rarement en collision. Pas chez Scott Pilgrim. Dans cette série, les deux se complètent dans une parfaite homogénéité. L'utilisation des références traduit un trouble plus profond chez les personnages. Exemple parfait : les jumeaux Katayanagi, à la fois personnalisation des références de Scott (car caricatures de héros de manga) et de ses problèmes de couple avec Ramona (car symbolisant le passé trouble et la personnalité ambigue de la demoiselle, avec tout ce qui peut en découler en matière de sentiments). Dans une autre série, Scott n'aurait eu qu'à les battre dans une baston purement référentielle avant d'aller discuter avec Ramona pour résoudre ses problèmes avec elle. Autrement dit, il aurait été réduit au rang de personnage-fonction, servant en premier lieu la forme avant de passer au fond. Ici, l'affrontement peut se passer de longues tirades, car les deux adversaires sont à eux seuls, dans leur caractérisation, des éléments d'une grande importance thématique (à la fois référentielle et intime). A partir de là, O'Malley peut se lâcher sur le côté visuel, usant et abusant d'effets graphiques renvoyant directement au jeu vidéo. Des idées comme ça, où des situations référentielles s'avèrent porteuses de sens émotionels (et vice-versa), la série en fourmille, et elles sont surtout constantes : entendez par là que de la première à la dernière page, nous sommes dans ce genre de situations, souvent en évolution permanente, si bien que certaines n'apparaissent clairement que parfois très tard dans la série (la caractérisation du personnage de Kim décroche à ce titre le pompom).
Là est tout le génie de Bryan Lee O'Malley : avoir su se servir de ses références pour traduire les questionnements, les doutes et les errements (éléments forcément touchants) des jeunes adultes actuels, qui comme lui ont grandi avec les mangas, les jeux videos et l'expansion d'Internet. Il s'en sert, il ne s'en amuse pas (ce que font beaucoup d'oeuvres référentielles, et souvent très bien, d'ailleurs) pour aboutir à une oeuvre forcément instantanément culte, car sachant parler de toute une époque en utilisant les codes qui lui sont propres, et qui sont assimilés par tous ceux qui en font partie. En clair, Scott Pilgrim, c'est de l'Art avec un grand A.

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Commentaires
K
Cet article est vraiment excellent, très fourni et je reste bouche bée devant la fine analyse que tu as faite de ce tome que j'ai lu avec un immense plaisir certes, mais sans chercher à comprendre tous ces trucs. Bravo en tout cas, et vivement le tome 6
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