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COMICSOLOGIE
27 mai 2011

Preacher, tome 9 - Alamo.

Pour plusieurs raisons, Preacher est une série qui a marqué l'histoire des comics. Et ce, pour principalement trois choses. Et qui plus est, les deux premières seraient totalement vaines sans la troisième.
PremierTout d'abord, il y a dans Preacher une audace incroyable. Pas étonnant lorsque l'on sait que ses deux créateurs ne sont autres que Garth Ennis et Steve Dillon, vieux amis ayant longuement bossés pour le célèbre magazine britannique 2000 A.D. avant de finalement créer ce titre, qui les fera connaître dans la monde entier. C'est surtout à Ennis que l'on doit l'audace de la série : cet homme est un nihiliste et cynique assumé, qui, plus que dans n'importe quel autre de ses titres, a fait exploser ses deux thèmes de prédilection à la face du lecteur dans Preacher. Il fallait quand même être sacrément gonflé pour se mettre en tête de narrer l'histoire de Jesse Custer, pasteur alcoolique d'un bled paumé au fin fond du Texas, qui se voit soudainement possédé par Genesis, entitée résultant de l'union contre-nature d'un ange et d'un démon. Cette possession lui donne un pouvoir des plus impressionants : il possède la voix de Dieu, qui lui permet de commander à n'importe qui de faire n'importe quoi. Mais surtout, via cette possession, il apprend que Dieu a quitté le Paradis, et donc ses responsabilités envers ses créations, ce qui inclut bien sûr les hommes. Comprenant que de cette désertion résulte le bordel généralisé qui règne sur Terre, Jesse voit rouge et décide de partir à la recherche de Dieu pour lui demander des comptes (entendez par là : lui botter le cul). En chemin, Jesse retrouve et retombe amoureux de son ex, Tulip, devenue entre-temps une habile tueuse à gages; fait la rencontre de Cassidy, vampire irlandais de plus de deux siècles très portée sur les clopes, les boissons alcoolisées et les vannes scabreuses (et qui devient donc très vite le meilleur pote de Jesse, au vu de tous ces points communs); et se retrouve à devoir de temps à autre aider un pauvre jeune homme surnommé Tête-De-Fion, qui s'est retrouvé avec une tête ressemblant effectivement à un anus géant après une tentative de suicide pitoyablement manquée (qui consistait à se tirer une balle dans la tête avec un fusil de chasse pour imiter son idole, Kurt Cobain). Sans compter les "méchants" (entre guillemets car la frontière entre bien et mal est souvent des plus minces dans Preacher) : outre les réguliers Saint Des Tueurs (un cow-boy fantôme aux flingues bien réels, sorte de croisement improbable -et revendiqué par ses créateurs- entre Clint Eastwood et le catcheur Undertaker) et Herr Starr (ponte de l'armée d'une organisation secrète nommée Graal, destinée à ramener le messie sur Terre via tous les moyens possibles; l'homme est aussi porté sur les relations sexuelles les plus crades possibles et le harcèlement moral); Jesse croisera entre autres un vieux directeur d'abattoir sadique qui aime se prélasser nu dans des tas de viande, une famille de cannibales consanguins renvoyant directement à la bande de cinglés de La Colline A Des Yeux, une secte de vampires dirigée par un vampire complètement pervers et mégalo, ou bien encore la propre gand-mère de Jesse, intégriste religieuse portée sur la torture et qui règne sur une petite communauté de fous furieux irrécupérables; et bien d'autres spécimens du même calibre (avec, bien sûr, la présence de Dieu, dépeint ici comme un être mégalo avide de pouvoir et de reconnaissance)... Ajoutez à cela les éventuels seconds couteaux ("bons" ou "mauvais") tous plus déroutants les uns que les autres (par exemple : le père de Tête-De-Fion, shérif alcoolique qui passe ses soirées à tirer au fusil sur les étoiles pour "plomber le cul de ces fumiers de martiens", ou cette jeune fille dotée d'un seul oeil et d'une grande intelligence mais qui ne comprend rien au monde qui l'entoure), et vous obtenez une peinture du monde à la fois choquante, écoeurante, révoltante, mais aussi, parfois, réjouissante.
C'est là le second point fort de Preacher : sa liberté de ton absolue, reflet d'un esprit créateur complètement débridé. Si Ennis n'hésite jamais à faire dire les pires insanités à ses personnages, s'il n'hésite pas non plus à les montrer des dans des postures parfois carrément humiliantes, et si enfin il n'hésite pas non plus à parler des pires perversions sans prendre de pincettes (dans Preacher, pas de chichis : quand on veut vous montrer un vieux tordu qui se masturbe avec de la viande, on vous le montre cash sans faire de hors-champ et avec le plus de détails possibles...je précise que sur les couvertures, la mention "POUR LECTEURS AVERTIS" est des plus visibles); Ennis ne se montre pas pour autant outrageusement glauque. Jamais gratuite, sa démarche de montrer certaines des pires horreurs de ce monde est toujours contrebalancée par des passages beaucoup plus légers voir même vraiment touchants. Pour le côté léger, par exemple, chaque apparition de Tête-De-Fion est la source d'un humour des plus réjouissants, sans pour autant être véritablement moqueur (à titre de comparaison, on pourrait dire que le personnage est traité par Ennis de la même manière que Timmy l'est par Stone & Parker dans South Park), bien au contraire, le personnage devenant de plus en plus attachants au fil des numéros. Pour le côté touchant, chaque scène intimiste entre Jesse et Tulip est porteuse d'un romantisme exacerbé, mais jamais gnan-gnan, comme le prouve la façon crue qu'ont Ennis et Dillon de dépeindre la nudité et les conversations entre les deux amoureux. A noter que ces scènes peuvent elle aussi s'avérer drôles de temps à autre. Car c'est cette façon crue de dépeindre le monde dans ses plus beaux comme ses plus repoussants aspects qui est l'une des forces de Preacher : le bien n'est jamais totalement idéalisé, et s'avère même plus d'une fois porteur de souffrance; quand au mal, il n'est que très rarement totalement diabolisé (une seule fois, en fait : lorsque Jesse a à faire à des pédophiles), et peut s'avérer porteur d'espoir et de tentative de rédemption. Dans Preacher, rien n'est jamais ou tout blanc ou tout noir, mais pour autant, rien ne trouve la voie intermédiaire souvent choisie par bon nombre d'auteurs, à savoir, si ce n'est ni blanc ni noir, alors c'est gris. Non, les situations décrites dans Preacher sont toujours infiniment complexe et produites par une multitude de paramètres psychologiques à prendre en compte, paramètres bien évidemment apportés par ses personnages.
jessetulipcassidyC'est là la troisième, et sûrement la plus grande, des qualités de Preacher. Une qualité qui ne pourrait exister sans les deux autres, tout en leur apportant une complète légitimité : ses excellents personnages. Vouloir raconter une histoire carrément déjantée en se permettant absolument tout et n'importe quoi, c'est bien beau, mais ça ne suffit pas : sans personnages intéressants, tout cela risque vite de tourner au mieux à la sympathique gaudriole, au pire à de la provoc facile et agaçante. Or, Ennis l'a bien compris, et c'est en se servant de son audace et de sa liberté de ton qu'il va créer des personnages incroyablement complexes, car construits avec application, crûment, et en prenant son temps. Une approche quasi-naturaliste qui s'avère bien souvent payante, et qui parfois se suffit à elle-même sans qu'il y ait réellement besoin d'intrigue. C'est ainsi que l'on peut lire des numéros de Preacher qui ne racontent pas grand-chose, voir strictement rien, mais qui ne sont pas inintéressants pour autant : autour d'une bonne bière et d'une clope, ou en se baladant dans un parc, les personnages ne vont faire que discuter de choses et d'autres. Jamais ennuyeux, et souvent aussi réjouissants et / ou choquant que les numéros montrant directement certains actes, ces numéros bénéficient du fabuleux sens du dialogue d'Ennis, qui ferait passer Tarantino pour un sympathique amateur (pas étonnant que Kevin Smith, autre génial dialoguiste, soit un fan revendiqué de Preacher)... Les personnages en ressortent toujours enrichis, comme après une bonne discussion entre amis dans la vie réelle, confirmant la note d'intention hautement naturaliste et crue de l'oeuvre, et ce malgré son orientation fantastique revendiquée et jamais reniée (oui, ils ne font discuter...mais une discussion entre un pasteur rénégat et un vampire peut-elle vraiment ressembler à une discussion "normale" ? Bien sûr que non). Les personnages de Preacher se situent toujours au-delà de la traditionelle scission bien / mal. Ils ne sont même pas ambigus. Ils sont plus que ça. Infiniment complexes, leur personnalités se construisent petit à petit, pas à pas, numéro après numéro. Ainsi, un personnage qui peut apparaître comme sympathique lors du début de l'aventure peut s'avérer au fil du temps être un véritable salaud, et vice-versa, sans pour autant que le sentiment du lecteur à son propos change radicalement. Le désormais salaud n'a-t-il pas auparavant été un ami précieux ? L'allié n'a-t-il pas été quelque temps plus tôt capables de comettre des meurtres de sang-froid ? A partir de là, le processus d'idenfication du lecteur vis-à-vis de Jesse est complet : comme lui, on se met à douter de tout le monde, on se sent parfois floué, on reste méfiant envers certains; mais surtout, au final, on apprend à regarder le monde différemment. Plus qu'une quête anti-divine, la quête de Jesse devient une quête pro-humaine. Ennis, via son personnage principal et les gens qu'il lui fait rencontrer, cherche avant tout à ausculter l'humain, cherchant à savoir pourquoi, à la suite de quelle combinaison improbable et complexe, les gens deviennent ce qu'ils sont; et surtout si, dans les cas les plus condamnables, peut-on réellement en blâmer la personne. Ennis est un grand cynique doublé d'un nihiliste irrécupérable, certes. Mais sûrement pas un mysanthrope pour autant. S'il n'hésite pas à ridiculiser 90% des personnages de Preacher, il n'en reste pas moins qu'une infime partie est incontestablement l'objet de son affection. Sans trop en dévoiler, il faut tout de même noter que tous ces personnages ont un point commun : ils ont su, à un moment donné, prendre leur destin en main en disant un grand "non" à l'absurdité du monde qui les entoure. Ceux-là auront au final tout son respect. Qu'ils aient au départ été dépeints comme un homme courageux, un idiot du village ou un implacable assassin importe peu, tant qu'ils ont su briser leurs chaînes (et il s'agit autant de chaînes sociales que de chaînes "mentales" : traumatisme, angoisse, etc...). Les autres finiront immanquablement ridiculisés à mort. Littéralement. Partant de là, la destruction désirée de Dieu par bon nombre de personnage n'est qu'une métaphore : ce sont avant tout les dogmes, quels qu'ils soient, qui sont visés par Ennis. Le dogme religieux étant probablement le plus prégnant, il devient sous la plume d'Ennis un vecteur de tous les autres dogmes. Dès lors, Preacher devient un monument de subversion qui crache avec application et fougue sur toutes formes d'autorité ou de formatage de la pensée; pour finalement sublimer l'humain dans ce qu'il a de meilleur à offrir (sans pour autant tomber dans l'angélisme : si cette sublimation doit passer et se perpétuer par la violence, alors ainsi soit-il).
Pour que ce discours profondément humaniste fonctionne pleinement, il lui fallait donc des personnages complexes, qui tous réunis forment un véritable microcosme représentant une version "miniaturisée" du monde. Les créer en utilisant son audace et sa liberté de ton était plus que nécessaire pour asséner son propos avec force : Ennis ne fait pas dans le pensum, il confronte sans prendre de pincettes le lecteur à l'absurdité, aux contradictions et au non-sens du monde. Une démarche très proche de celle de Rob Zombie, qui s'est lui aussi appliqué à bousculer toutes formes de conventions avec The Devil's Rejects et ses deux Halloween (pas étonnant que les fans de Preacher veulent le voir nommé à la tête du film à venir...mais avec Neal H.Moritz en producteur, c'est pas gagné; et au vu des premiers jets du script qui ont filtré, préparez-vous au plus gros massacre de comics depuis Batman & Robin...ouais, je sais, c'est gerbant).

Publié par DC sur son label Vertigo de 1995 à 2000, la série compte 66 numéros. Depuis 2007, Panini Comics s'est employé à traduire en français les 9 tomes réunissant l'intégralité de la série plus trois numéros spéciaux revenant en détails sur les origines du Saint Des Tueurs et de Tête-De-Fion agrémenté d'un récit parallèle centré sur Jody et T.C., deux rednecks ennemis de Jesse.
AlamoLe neuvième tome, intulé "Alamo", regroupe les derniers numéros, et donc la conclusion de la série. Difficile de s'étendre en long et en large sur le recueil sans trop en dévoiler. Tout ce qu'il faut retenir, c'est qu'Ennis conclut sa série comme il l'a commencé, avec une intégrité qui force le respect. En plus de réserver son lot de rebondissements et de surprises parfaitement utilisées qui ne font que souligner habilement LE thème de la série (libérez-vous !); "Alamo", à l'image de tout le reste de Preacher, s'avère doté d'un humour noir irrésistible, d'un cynisme et d'un nihilisme revendiqués, d'une violence inouïe (préparez-vous à un climax de fou furieux !), et d'une crudité de tous les instants; mais surtout d'un humanisme touchant, comme le prouve les dernières pages, et plus particulièrement la toute dernière case, d'une efficace simplicité, et qui résume à elle seule tout le propos de Preacher : le monde est moche et taré, mais pas dénué d'espoir tant qu'il restera des humains dignes de ce nom.

Un monument de la BD U.S. à avoir lu impérativement. Sans doute le titre le plus important du médium avec le Sin City de Frank Miller. Rien que ça.

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